
Comme beaucoup de spectateurs, je suppose, je suis d’abord resté sans voix devant l’émission Zone interdite consacrée aux maltraitances à l’égard des enfants handicapés. Même si elle mélange beaucoup de registres et pousse à des généralisations discutables, elle pose et porte aussi beaucoup de questions importantes, qui résonnent avec le poignant témoignage d’Eglantine Emeyé diffusé hier sur France 5 (mon fils, un si long combat).
D’abord, il faut dire que la vision filmée par un professionnel courageux des maltraitances de certains « éducateurs » (difficile de les affubler de ce titre) est révoltante. Elle amènera d’ailleurs ces professionnels à être condamnés par la justice. Dans une structure pour enfants polyhandicapés, on a également l’impression d’être en Roumanie (époque Ceaucescu) avec des enfants posés sur des pots, enfermés dans des boxes vitrés, attachés à leurs lits dès 6 heures du soir. De ce point de vue, et quelles que soient les réserves que je peux avoir, on peut remercier l’émission d’inciter à ne plus accepter ces violences comme justifiables d’aucune manière que ce soit.
On mesure aussi le poids du manque de formation dans certaines structures qui amène à des pratiques qui paraissent aujourd’hui très anachroniques et destructrices comme ces contentions médicamenteuses qui sont montrées. Plus globalement, on reste atterrés devant les conséquences de l’insuffisance ou la médiocrité des réponses qui leur sont proposées pour le développement de ces d’enfants. Alors même qu’on constate en nombre de lieux à quel point leur éducabilité est une évidence étayée pour peu qu’ils rencontrent un contexte bienveillant et en recherche. Je rappelais en 2011 le travail extraordinaire promu par Elisabeth Zucman dans le domaine du polyhandicap. Mais il y en a de multiples autres démonstrations.
Un chèque en blanc de 210 millions ?
Face à ces scandales qui sont très loin de caractériser la majorité des réponses apportées, le directeur de l’ARS qui nous est présenté donne une impression de pusillanimité un peu confondante. Certes, on ne sait pas quel a été le montage, et on voit que celui-ci n’est pas à l’aise face au sujet et au mode d’approche du journaliste. Mais il n’évoque que les limites à ses capacités d’inspection sans évoquer les différents outils qui existent notamment face aux abus les plus criants, ni indiquer sa volonté d’une réaction forte au regard des éléments qui lui sont apportés.
Le résultat est que le journaliste en conclut que l’ARS fait tous les ans un chèque en blanc de 210 millions d’euros. Alors, même si le titre de l’émission reste prudent et limité (enfants handicapés révélations sur les centres qui les maltraitent), celle-ci propose en fait une impression globale franchement très inquiétante, sur ce qu’est le secteur du handicap…. Cela m’a d’abord choqué au regard de ce que je constate, dans la majorité des démarches que je mène dans ce secteur (évaluations externes, accompagnement de projets, de création de structures). Par certains points de vue, ça n’est pas le même monde.
Une réalité différenciée
Dans la grande majorité des établissements que je connais, on est aujourd’hui loin de ces structures isolées qui nous sont présentées et qui paraissent vivre dans un vase clos, propice à toutes les dérives. Dans celles-ci, les parents sont interrogés, participent aux conseils de vie sociale, les établissements font l’objet de contrôles, sont pour beaucoup dirigés par des associations de parents. Si la question de la bientraitance reste à creuser sans cesse, les manifestations de violence y sont largement prohibées et les débordements découlant parfois de la difficulté du travail avec certaines pathologies sont repris, travaillés, parlés. L’attention aux choix, désirs et demandes progresse incontestablement. L’attention à la vie affective et sexuelle pour les adultes y est en progrès ainsi que l’individualisation des conditions de vie.
Les échanges que j’ai souvent avec les parents dans ce cadre permettent à ceux-ci de témoigner de la qualité des relations nouées avec les structures et de ce que celles-ci apportent à leurs enfants (ou adultes). Même s’il est légitime que ce ne soit pas cette réalité qui ait intéressé les réalisateurs, ils donnent bien peu d’éléments sur la réalité globale du secteur… (par exemple sur le fait que les structures ayant un « propriétaire » comme celle qui est présentée sont une infime minorité – ou encore sur la réalité du contrôle existant sur les établissements – sur les démarches d’amélioration et d’évaluation qui sont menées en de nombreux lieux et en cours de généralisation, etc.).
Au risque de donner au citoyen / contribuable l’impression que rien d’utile ni de sérieux n’est fait avec les fonds importants qui sont consacrés à ce domaine. Ce qui est à la fois faux et démobilisant.
Une violence multiforme
Il reste que l’émission apporte un regard cru et utile sur ce que vivent nombre de familles, notamment quand leurs enfants ont des difficultés profondes. On ne peut ainsi qu’être touché par la famille qui ouvre le documentaire et admiratif devant leur courage et humanité. De ce point de vue aussi, le témoignage « de l’intérieur » d’Eglantine Emeyé est à la fois poignant et révoltant notamment quand il évoque un dispositif institutionnel incapable ne serait-ce que de répondre au téléphone. Sans même parler d’un soutien effectif et pertinent. Dans tous ces cas, la violence vécue n’est pas d’abord celle de structures dont, au contraire, on a un grand besoin. Elle est d’abord celle de la pathologie qui attaque la vie familiale d’une manière terrible. Elle est également celle de l’abandon qui est parfois vécu venant tant de la part des proches que des institutions.
Alors, même si on ne raffole pas du traitement un peu sensationnaliste apporté par Zone interdite, on ne peut qu’espérer qu’en période de difficulté budgétaire, ces films permettront que tout le monde mesure l’enjeu humain du développement de ces réponses et les effets tragiques de l’impuissance collective dans ce domaine.
Et, j’ai aussi envie de remercier Eglantine Emeyé de la vitalité et la profondeur de son témoignage en fin d’émission. Il nous invite à ne pas oublier la chance que nous avons, quand il est possible de simplement déjeuner tranquillement en famille. Il est facile de l’oublier…