Des victimes, des incompétents et des salauds…

L’image du domaine de la protection de l’enfance et de l’ASE qui nous a été proposée par le documentaire suivi d’un débat « enfants en souffrance- la honte » diffusée la semaine dernière, peut se résumer à ces quelques figures simplistes. Comme beaucoup de professionnels avec qui j’ai eu l’occasion d’en parler, l’émission m’a laissé dans un mélange de sidération et aussi d’écoeurement face aux processus classiques utilisés et à la difficulté de leur répondre.

Pour résumer, les différentes séquences proposées, on nous y montre

  • Maurice Berger (auteur de l’échec de la protection de l’enfance) qui nous redit ad nauséam à partir des situations extrêmes qu’il traite et présente à quel point notre système serait pétri d’une idéologie* familialiste qui interdirait la séparation durable.
    Il appuie sa démonstration sur un entretien filmé avec un jeune qui nous dit avec ses mots…exactement ce que dit Maurice Berger. Ca tombe bien. Evidemment, faute de contradicteur un peu informé, difficile pour le téléspectateur de penser autre chose et notamment de mesurer à quel point ce qui est dit concerne certaines situations particulières, largement minoritaires dans l’ensemble de ce que fait le secteur. Rappelons au passage que si l’on écoutait Maurice Berger on sortirait les magistrats du débat pour redonner le pouvoir aux psychiatres. Si on le suivait, ce qui constituerait une formidable régression soi dit en passant, il ne serait pas difficile de faire ensuite l’émission qui dénoncerait les abus du système…
  • ensuite on passe par l’histoire d’un veilleur de nuit, probablement protégé par son cousinage avec un notable influent, qui a abusé des jeunes placés dans un foyer et face auquel il semble que la réaction institutionnelle aie été insuffisante à l’époque (il a été condamné et est en prison) ;
  • on embraye et termine sur l’histoire de l’AAE de Dunkerque, association dans laquelle certains dirigeants ont eu des pratiques certes tout à fait choquantes en matière salariale et d’avantages indus…mais on tire le sentiment d’un système associatif totalement non contrôlé, avec des jeunes qui « rapportent 150 euros par jour » (c’est dit dans ces termes par la journaliste) et qui seraient traités comme par des Thénardier modernes. Inutile de dire à quel point cette vision est loin des réalités que je connais depuis le temps que je fréquente ce secteur, insultante pour le dévouement et la capacité de réflexion critique qui existe chez la majorité des professionnels et simplificatrice notamment au regard de la complexité du travail avec certains adolescents accueillis dans les structures.
  • On termine enfin par un « débat » du même niveau auquel participe un jeune éducateur en formation qui a également été victime du système et a écrit un livre à ce sujet. Ouf !

    Un spectateur non averti ne peut que sortir effaré de tant d’incompétence et de perversité cumulée à du gâchis de fonds publics et sans aucun contrepoint à ces affirmations assénées comme reflétant le réel de la protection de l’enfance.

En résumé on y trouve tous les processus classiques de ce type de journalisme faussement pétri de bonnes intentions :

  • des émotions triées sur le volet à l’appui d’une démonstration simpliste. En gros on ne place plus suffisamment longuement et définitivement. Si le débat est justifié dans certaines situations (parents sous tutelles, ayant des troubles psychiatriques majeurs) tout en nécessitant une vraie profondeur (la question est un peu plus complexe sur le plan psychique), il est vraiment lamentable d’en faire l’alpha et l’oméga des questions en protection de l’enfance. Dommage qu’ils n’aient pas pensé à inviter ATD quart monde ou d’autres témoins pour comprendre de ce que produisait le système de la DDASS qui pratiquait ces séparations sans tiers judiciaire…
  • une utilisation de témoignages individuels (trois ou quatre) tous à charge sur ces éléments vécus, qui sont évidemment touchants, il nous est proposé une lecture univoque et simplificatrice. Difficile de se poser la question (sans vouloir outrager ceux qui témoignent) s’il n’y a pas d’autres lectures possibles de ce qui s’est passé, des complexités qui échappent au récit proposé. N’y a -t-il vraiment dans ces histoires que des victimes, des imbéciles, des salauds, des sauveurs ?
    Qui plus est, ces récits étayent des thèses franchement contradictoires. Ainsi il est presque comique de suivre Maurice Berger promouvoir l’idée qu’il faut couper radicalement et durablement avec les familles pour montrer ensuite à quel point les dispositifs d’accueil et de prise en charge sont eux même faillibles voire maltraitants. On nous montre ainsi un jeune qui disparait deux ans avec une famille d’accueil, l’ASE ne le retrouvant quasiment que par hasard, des jeunes violés, des foyers dans lesquels on dort quasiment par terre…
  • un usage franchement abusif de la terminologie de la révélation, du scandale…
    La présentation sur le site de TV5 donnait le ton  » Enquête sur l’Aide Sociale à l’Enfance et cet univers opaque où la loi du silence règne ». Dans cette rhétorique du complot, les journalistes font ainsi comme si les éléments produits sur l’AAE, les scandales existant ça et là, les thèses de Maurice Berger (énorme succès de librairie et de tribune) n’avaient pas déjà été révélés, débattus. Franchement ou est l’enquête ?
  • une absence totale de témoignages sur ce qui progresse dans le secteur, sur les questions au travail, sur les complexités d’un sujet qui touche à tant de dimensions essentielles. Par exemple, aucun point de vue de juriste, aucune réflexion un peu affinée sur la complexité des décisions. A l’issue du reportage et du débat, on a juste l’impression qu’il ne doit y avoir que des demeurés dans ce secteur, des gens qui passent à coté des solutions pourtant très simples qui devraient permettre qu’on ne puisse plus parler d’enfants en souffrance. Notons au passage l’usage du singulier comme s’il n’y avait qu’une souffrance qu’on pourrait facilement colmater en appliquant les bonnes recettes du docteur Berger ou de nos braves journalistes sans lesquels nous simples mortels n’aurions pas compris où est le scandale et où sont les « vraies » solutions.

C’est d’autant plus triste que ce populisme journalistique de bas étage rappelle trait pour trait le populisme politique qui a fortement poussé ces temps ci, et nous propose une lecture du monde qui comporte tous ces traits (appui sur quelques émotions triées, soupçon généralisé, simplicité des solutions…). La gravité du sujet et la complexité des enjeux humains de ce domaine méritent mieux.

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